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Bienvenue à Aït Ouabane, petit îlot athéiste en Algérie


Crédits photo : Hamdad Mohamed Said

Bienvenue à Aït Ouabane, petit îlot athéiste situé dans le massif du Djurdjura, dans la wilaya de Tizi-Ouzou en Kabylie (à l'est d'Alger).


En visite dans la région, nous avons été chaleureusement accueillies dans l'une des familles de ce village. L'occasion pour nous de vous parler un peu de la communauté kabyle et de ce que nous avons observé là-bas.

 

Vendredi matin, jour du marché. Les étalages des commerçants et commerçantes sont posés à même le sol sur la rue principale. Les femmes du village portent quasiment toutes la tenue traditionnelle, de longues robes blanches, jaunes, oranges, vertes, assorties de broderies de couleur chaude et enserrées à la taille par un jupon. Certains hommes sont installés à la cafétéria sur la place principale. Formant des petits groupes autour des tables, tous sont concentrés sur leur partie de domino, pratiqué autant par les jeunes que par les plus âgés. Un jeu de réflexion fait de gestes dramatiques et de grands coups sur la table.


Le Raconte-Arts s'invite à Aït Ouabane


Festival Raconte-Arts

Ici, la vie semble coupée du bruit du monde et suit son cours hors du stress et de la pollution des villes. Un village ordinaire en apparence.


Mais sur les murs de la rue principale, des dessins et des peintures colorent la monotonie du quotidien et témoignent du passage d’un événement gravé dans l’histoire du village et dans la mémoire de ses habitants.


En juillet dernier, Aït Ouabane a accueilli le Festival Raconte-Arts, un festival itinérant dédié à l’art et la culture qui transite chaque année par un village kabyle choisi par le comité de direction. Cette année, c’est donc Aït Ouabane qui a été le théâtre des festivités. Les nombreux artistes et participants ont été hébergé chez les habitants. Et durant une semaine, un public de plus en plus large a traversé les montagnes pour rejoindre le village et écouter les histoires, les contes et les chants qui s'y transmettent.

Les peintures murales ont laissé une trace de cet esprit d’ouverture et de liberté porté par le festival, qu’il est rare de voir aujourd’hui en Algérie de façon si débridée et sans aucune interférence de l’Etat. Un esprit indépendant et tolérant qui se ressent également chez les villageois et qui s’explique peut-être par leur identité kabyle.


La Kabylie, une région qui revendique sa particularité


La Kabylie, cette région montagneuse de culture et tradition berbères*, possède une langue qui lui est propre : le kabyle. Appartenant au tamazight (ensemble de langues berbères présentes en Afrique du Nord), il est utilisé au quotidien et constitue un élément identitaire fort face à la politique d'arabisation du gouvernement algérien. Pendant longtemps interdit sous les régimes successifs à la tête du pays, le tamazight a été reconnu officiellement en 2002 comme langue d’Etat et promu dans la Constitution.


D'autre part, les Berbères qui avaient leurs propres croyances ont progressivement été convertis à l’Islam suite à la conquête arabo-musulmane de l'Afrique du Nord au VIIème siècle. Aujourd’hui, l’Islam est proclamé religion d’Etat mais de nombreux Kabyles s’en distancient, comme à Aït Ouabane. Malgré la présence d’une mosquée dans le village, l’appel à la prière ne se fait jamais entendre. Pour cause, il est l’un des deux villages kabyles à s’être physiquement opposé à l’arrivée d’un imam envoyé par l’Etat au début des années 2000.

Saadia, une habitante du village avec qui nous avons conversé, en témoigne : “Chacun pratique sa religion ici. Il n’y a pas d'imam. On l’a refusé, on a formé un barrage devant la mosquée pour l'empêcher d'entrer. Parce qu’on ne veut pas qu’il y ait d’appel à la prière cinq fois par jour. Je trouve ça normal, parce que je ne suis ni musulmane ni chrétienne, mais laïque. Comme la plupart des personnes dans ce village. Il n’y a pas beaucoup de musulmans ici, entre trois et cinq je pense. Et on considère que la religion doit être une pratique privée et non sociale.


Comme presque tous les villages kabyles, l'organisation est très centrée autour du comité du village. En plus des impôts payés à l’Etat, les habitants versent la somme de leur choix au comité qui s’occupe du bien-être du village et des habitants. “Les personnes dirigeantes du village sont dans le comité. Et chacun de nous côtise de l’argent. A chaque événement, ils font une tournée des maisons et chaque personne donne la somme qu’il veut selon ses moyens. L’Etat ne fait rien pour nous. Et il y a des choses que nous avons construit nous-mêmes, comme l’arrivée de l’eau par exemple.


La force de ce comité (qui ressemble à s’y méprendre à un Etat dans l’Etat), couplée aux spécificités culturelles kabyles, amène certains à réclamer l’autodétermination de la Kabylie. Une question politique sensible pour laquelle hommes et femmes n’hésitent pas à s’engager. “Ici c’est le village des combattants. Il y a même des femmes militantes”, affirme Saadia.


Les femmes à Aït Ouabane


Ce dernier point sur le rôle des femmes dans la société est souvent mis en avant par les Kabyles. Leur histoire contient de nombreuses figures féminines, comme la reine Dihya qui a combattu l’invasion de la dynastie arabe des Omeyyades au VIIème siècle, ou encore Lalla Fadma n’Soumer, résistante durant les premières années de la colonisation française. Le modèle émancipateur de ces femmes leader en temps de guerre façonne chez les Kabyles un imaginaire collectif dans lequel les femmes peuvent sortir du foyer et être des meneuses, des militantes.



De par la distanciation de la société kabyle avec l’islam, la femme semble échapper plus facilement à certaines injonctions comme celle du voile, du moins à Aït-Ouabane où les villageois sont en grande majorité athées. Il est ainsi étonnant de voir qu’aucune femme ne porte le voile dans le village, si ce n’est un léger foulard que les plus âgées nouent autour de la tête par tradition.

“A Aït-Ouabane, les femmes ont certaines libertés par rapport à d'autres régions de l’Algérie. Parfois, elles sont dans une prison. Ici au village, la femme ne met pas le voile, elle a le droit de travailler, de donner son avis, de se balader seule. Mais on a des coutumes et des règles traditionnelles qu’on applique et qu’on ne dépasse jamais. Par exemple, nous pouvons nous balader comme nous le voulons entre 8h et 2h du matin, mais pas en dehors de ces horaires”, précise Saadia.


Parmi d’autres pratiques héritées de la tradition demeure la non-mixité de certains espaces publics. S’il n’est pas choquant pour les hommes de voir des femmes dans la cafétéria du village - ni les vêtements courts et dévoilant que certaines portaient lors du Festival Raconte-Arts - très peu d’habitantes se rendent dans ce lieu qui demeure un espace de sociabilité pour hommes. Egalement, lors des mariages où hommes et femmes se côtoient - contrairement à d’autres régions où une séparation stricte des sexes est respectée - les femmes ne sont autorisées à danser qu’avec les membres de leur famille. La liberté de la femme semble donc encore relativement conditionnée par le poids des traditions, malgré l'ouverture d'esprit que montre la plupart des habitants.


En dehors de ces coutumes spécifiques, le travail constitue un sujet majeur pour les jeunes. Comme dans toute zone rurale, beaucoup partent vers les villes pour étudier et chercher d’autres opportunités que celles qui s’offrent à eux dans le village.


Il y a du travail pour les femmes comme la couturière. Mais c’est de l’artisanat. Moi, je préférerais travailler dans l’administration. J’ai suivi une formation en secrétariat, en comptabilité et en informatique à Tizi-Ouzou. J’ai aussi un diplôme en langue tamazight. Ce serait difficile de quitter mon village, mais il faudrait que je parte pour trouver un travail.


En attendant de trouver un emploi qui correspondrait à ses attentes, Saadia continue de vivre chez ses parents, comme beaucoup de jeunes Algériens qui demeurent au domicile familial tant qu’ils ne sont pas mariés, et cela même s’ils ont un salaire qui leur permettrait d’être indépendant.


L'accalmie est désormais retombée sur le village. Les lumières, les couleurs, les sons du Raconte-Arts ont laissé le calme et la tranquillité se réinstaller. Les souvenirs sont encore vifs dans les yeux des habitants qui ont repris le chemin de leurs habitudes. Fier de son identité kabyle et de son histoire, Aït Ouabane continue d'évoluer entre ses traditions et les espoirs d'une jeunesse qui dégringole encore ses ruelles et ses montagnes.


 

*Les Berbères étaient présents sur le territoire nord-africain bien avant les différentes vagues d’invasions étrangères au cours de l’histoire (l’empire Romain durant l’Antiquité, les arabo-musulmans au VIIème siècle, les Ottomans au XVIème siècle puis la colonisation française entre 1830 et 1962).

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